La grande pianiste Martha Argerich filmée au quotidien par sa fille
Stéphanie. Un portrait drôle et sensible d'une famille aussi normale
qu'exceptionnelle.
Depuis l'âge de 11 ans, Stéphanie Argerich filmait sa famille avec la caméra rapportée du Japon par sa mère, l'illustre pianiste Martha Argerich. Bien plus tard, les vidéos d'amateur se sont transformées en projet de long métrage. «
J'ai fait une première tentative il y a quinze ans, très kamikaze,
j'étais toute seule et je n'étais pas prête. Le déclic est venu quand je
suis devenue mère. J'avais changé de position, je n'étais plus
seulement "la fille", je comprenais mieux ma mère. Et puis j'ai ressenti
une espèce d'urgence ; la dynamique familiale change, on réalise que
certaines choses sont à faire maintenant. Je m'y suis remise, et, cette
fois, je me suis bien entourée. »
Les producteurs Luc Peter (Intermezzo) et Pierre-Olivier Bardet
(Idéale Audience) ont su voir la cinéaste en devenir derrière la « fille
de » et l'ont accompagnée pendant plus de quatre ans. Le temps
nécessaire pour que Stéphanie Argerich trie ses souvenirs, trouve sa
bonne voix et sa juste place à l'image, creuse les non-dits familiaux,
tout en mettant au monde un deuxième enfant…
Luc Peter l'a aidée dans le processus d'écriture. Il a aussi filmé
les 10 % d'images où Stéphanie Argerich devient personnage, et pour
lesquelles elle cherchait « quelqu'un à qui passer la caméra sans perdre le degré d'intimité que je recherchais ». Pierre-Olivier
Bardet s'est concentré sur la recherche de diffuseurs et de
financements, convainquant notamment Arte de coproduire le film. Quant à
la famille, elle a joué le jeu. « Ma mère est habituée à ce que je
la filme ; même si elle dit qu'elle n'aime pas être au centre de
l'attention, je crois qu'elle adore être le centre de la mienne ! Avec
mon père, ça a été plus compliqué. C'était un tournage assez court, il
avait du mal à me donner du temps. »
Avec son père, Stephen Kovacevich, pianiste de renom, la tension
accumulée explose pendant la scène où Stéphanie lui demande une énième
fois de faire les démarches pour la reconnaître officiellement. «
C'est triste, cette séquence, ce qu'il dit m'a blessée, mais, en même
temps, c'est drôle aussi, quand il me parie un McDo que l'administration
a perdu le papier… Mon père avait très peur de ce que j'allais montrer.
En voyant le film, il a trouvé qu'il avait eu droit à la parole. »
Réunis pour l'occasion, les parents de Stéphanie ont eu la primeur du visionnage de Bloody Daughter.
« Mon père m'a dit : "Pourquoi suis-je si peu dans le film ?" Ma mère,
elle, trouvait qu'on la voyait trop. Mais c'est avec elle que j'ai vécu !
» Martha Argerich apparaît sans apprêt, avec sa chevelure grisonnante et son visage juvénile.
« Son rapport à son âge et à son image, c'est ce qui a été le plus
dur pour elle, parce que ça ne correspond pas à la façon dont elle se
voit. Mais ç'aurait été artificiel de l'éclairer ou de la maquiller.
J'aime regarder les visages au naturel, surtout ceux de femmes d'un
certain âge, on n'en voit pas assez. Le corps, les cheveux… c'est beau !
»
Quand on fait remarquer à Stéphanie Argerich qu'il est beaucoup
question de pieds dans son film, alors qu'on se serait plutôt attendu,
pour une pianiste, à une fixette sur les mains, elle se met à rire : «
Je trouve les pieds de ma mère très expressifs ! Quand on a passé son
enfance à dormir sous un piano, les pieds, c'est important. Et, partout
où elle passe, ma mère enlève ses chaussures et ses chaussettes, et elle
touche ses pieds… »
Ces détails-là, a priori triviaux, Stéphanie Argerich les a enregistrés presque machinalement : «
Pour moi, mes parents sont des humains comme les autres, même si je
vois leur dimension extraordinaire. Ce qui est fou, c'est de passer de
l'un à l'autre, de montrer dans les coulisses la petite fille
terrorisée, puis la bête de scène ! Quand je dis qu'elle est une déesse,
ce n'est pas tout à fait une blague. Je pense à la mythologie grecque,
tous ces dieux qui ont des pouvoirs monstrueux et, en même temps, des
qualités et des défauts très humains, auxquels on peut s'identifier… »
Ses divinités du clavier se sont déjà fait remarquer dans plusieurs
festivals et ont attiré plus de vingt mille spectateurs dans les cinémas
suisses. Stéphanie Argerich pense déjà à la suite, à ce deuxième film
périlleux, forcément scruté à l'aune du précédent. Et qui sera… une
fiction.
Revista Telerama
Télérama © 2014
Sophie Bourdais
Publié le 14/12/2013
Mis à jour le 03/09/2014 à 15h38
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